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L’autonomie stratégique de l’Europe : vœu pieux, ou ambition nécessaire ?

Ce concept d’autonomie stratégique (*), qui vient de plus en plus régulièrement dans les discours des dirigeants européens -notamment du président français- pourrait passer pour un simple élément de langage, voire une parole en l’air. D’autant que certains voient dans les prises de position de Joe Biden, malgré toute la courtoisie et le sens des valeurs qui le caractérisent, une continuation à peine déguisée de « l’Europe, quel numéro de téléphone ? » attribué à Henry Kissinger (**).

Outre que cette phrase, sans doute apocryphe, date de 1970, les évènements récents indiquent qu’il y a quand même un numéro de téléphone européen, ou du moins une volonté de plus en plus claire de s’en faire attribuer un. Nous-mêmes, militants de l’Europe, nous croyons fermement non seulement que cette autonomie stratégique est une nécessité, mais aussi qu’elle est entrée dans le champ du réaliste, voire du réalisable. Encore faut-il réfléchir aux différentes manières dont ce concept peut être compris.


Un chercheur italien, Riccardo Perissich, publiait récemment sous le timbre de Telos (groupe de réflexion sur les enjeux internationaux) un article très éclairant dont voici le résumé. Selon lui, on peut comprendre le terme d’autonomie stratégique de trois manières différentes :


  1. D’abord comme une conception qu’on pourrait appeler « néo-gaulliste », principalement portée par la France, faiblement soutenue par l’Allemagne (voir les propos d’Angela Merkel sur l’impérieuse nécessité, pour l’Europe, de prendre son destin en mains, conséquence directe des comportements trumpiens). Mais est-ce que « plus d’Europe » pourrait à terme signifier « moins d’OTAN », comme Emmanuel Macron l’a lui-même laissé entendre voici un temps en considérant que l’OTAN était en état de « mort cérébrale » ? C‘est là que le bât blesse, notamment pour certains États-membres du grand élargissement de 2004, qui ont vu dans l’adhésion à l’UE et à l’OTAN une occasion de trouver avec le « bouclier américain » une protection durable cotre la menace sournoise -le plus souvent- mais persistante de Moscou. Il y a là des différences d’approche qui ne vont pas se résorber si facilement.

  2. On peut aussi voir l’autonomie stratégique avec un contenu essentiellement économique, ce que certains appellent « le syndrome suisse ». L’idée est ici de faire une séparation nette entre les enjeux économiques et les questions de sécurité, en préservant le plus d’autonomie possible dans les relations économiques, notamment avec la Chine et avec la Russie. Or il est extrêmement difficile de considérer à part les unes des autres les considérations sécuritaires -voire militaires– et les considérations spécifiquement économiques, tant les deux sont corrélées. Cette approche de type « économie plus », selon Riccardo Perissich serait vue assez favorablement par l’Italie -et on peut y ajouter l’Allemagne-, qui placent au premier rang de leurs préoccupations la question de l’insertion dans les échanges internationaux, plus importante pour l’Europe qu’elle ne l’est pour les États-Unis. Le gros inconvénient de cette vision « économiste » serait qu’elle prend acte d’une faiblesse stratégique européenne dans le domaine de la défense, dont ne manquerait pas de profiter la Chine en affichant chaque jour un peu plus son agressivité non seulement commerciale, mais aussi militaire.

  3. La troisième définition de l’autonomie stratégique, dont Riccardo Perissich considère qu’elle est incarnée par la Commission européenne, consisterait à diffuser pacifiquement dans le monde les valeurs fondatrices européennes : multilatéralisme, démocratie, respect des droits de l’homme, développement durable, lutte contre le changement climatique. L’Europe le fait déjà, n’en doutons pas, mais le pas à franchir serait de fonder explicitement une « doctrine » internationale propre à l’Europe sur cette nouvelle vision stratégique. On parle déjà, au prix d’un anglicisme difficilement remplaçable, de « soft power » -reconnaissons que la traduction par « puissance douce » reste assez ambiguë.

L’Europe, indique Riccardo Perissich, ne manque pas d’atouts pour y parvenir : notamment notre pouvoir réglementaire (ou puissance par la norme), souvent appelé « effet Bruxelles », permet d’impacter et de réorienter -sous-entendu dans le « bon » sens- les flux d’échanges internationaux dont l’Europe est un acteur majeur : « La combinaison de l’attrait de notre grand marché et de notre capacité à élaborer des règles attrayantes même au-delà de nos frontières a fait de l’UE une véritable puissance dans ce domaine ».


Ce qui ressort de ce tour d’horizon, c’est l’intérêt qu’il y a à instaurer avec les États-Unis une relation nouvelle en profitant de l’élection de Biden, et ce malgré les séquelles du trumpisme. Cela passe par une convergence renforcée en matière de règles, et notamment de règles fiscales, ce qui ne semble pas en si mauvaise voie grâce à l’audace des mesures annoncées -un peu unilatéralement, il est vrai- par Joe Biden et récemment approuvées par le G7 puis les 130 pays de l’OCDE.


Dans ce contexte en recomposition rapide, les propositions de la Commission européenne vont, selon Riccardo Perissich, dans le bon sens, même si « la faiblesse du système institutionnel européen est un obstacle sérieux ». Au passage, Riccardo Perissich observe qu’il serait sans doute opportun de fusionner les présidences de la Commission et du Conseil européen, ce qui, selon lui, « serait théoriquement possible sans modifier les traités ». Un beau débat juridique et politique en perspective !


Malgré tout, le constat selon lequel les Européens (et les Américains) ont fondamentalement les mêmes intérêts à moyen et long terme devrait s’imposer et permettre de nouvelles avancées vers une Europe- puissance, donc véritablement, ou du moins davantage, autonome sur le plan stratégique

Acceptons-en l’augure.


(*) Comment définir clairement l’autonomie stratégique, notion très globale qui inclut les domaines de l’économie, des relations internationales, de la défense ? Risquons-nous : « capacité de définir soi-même ses objectifs à moyen et long terme et les voies pour les atteindre »...


(**) Henry Kissinger : Conseiller spécial pour la sécurité puis Secrétaire d’État des USA (= ministre des affaires étrangères) de 1969 à 1977 sous les présidents conservateurs Richard Nixon puis Gerald Ford.

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