Les bizarreries des frontières en Europe !
Le 17 juin Frédéric Bourquin avait fait au local de la Maison de l’Europe une présentation sur les frontières en Europe (et pas de l’Europe !) axée sur les zones de différends, de tensions ou de conflits possibles.
Il nous avait promis une 2ème partie, plus amusante, sur les multiples bizarreries de ces frontières en Europe. Promesse tenue jeudi 21 octobre, de 18h à 19h30. Une bonne vingtaine de personnes ont suivi avec attention cette présentation organisée par le Mouvement européen du Gard, avant de prolonger les échanges un verre à la main.
Comme toujours avec Frédéric, la présentation était appuyée sur une recherche documentaire riche et approfondie.
Qu’est-ce qu’une frontière après tout, alors qu’aujourd’hui les frontières sont pour beaucoup devenues presque invisibles ? Deux spécialistes ont donné les deux définitions suivantes, différentes mais toutes les deux intéressantes : « une ligne ou un espace séparant des territoires terrestres sur lesquels deux États exercent la plénitude de leur puissance, c’est-à-dire la souveraineté territoriale» (Lucius Caflisch) et «les frontières sont des marqueurs symboliques nécessaires aux nations en quête d’un dedans pour interagir avec un dehors» (Michel Foucher). La première est juridique, la deuxième plus politique.
Les bizarreries des frontières sont très concentrées en Europe : c’est le résultat de l’histoire longue et complexe, et très tôt documentée, de notre région du monde
La présentation a traité successivement, avec de nombreux exemples – et Frédéric a bien précisé « de façon non exhaustive » - des thèmes suivants :
- les enclaves d’un pays dans le territoire d’un pays voisin
- des frontières qui traversent des villages ou même des maisons
- les micro-États en Europe
- les théocraties
- les principautés libertariennes, particulièrement pittoresques
- et enfin quelques curiosités des frontières et de certaines possessions historiques de la France.
Nous ne donnerons ici que quelques exemples pour chaque thème, avec les causes de ces situations curieuses.
Les enclaves.
Dans les Pyrénées Orientales, le village espagnol de Llivia (1 400 habitants) est une enclave en France de 12,8 km2, séparée du reste de l’Espagne par une étroite bande de territoire français.
L‘origine ? Le traité des Pyrénées, par lequel en 1659 l’Espagne a cédé le Roussillon à la France, incluait dans cette cession les « villages de la Haute Cerdagne », or Charles-Quint avait élevé Llivia au rang de « ville », ce n’était donc pas un village ! Cela n’a jamais été remis en cause.
La (vraie) ville espagnole de Puigcerda (9 000 habitants) est toute proche de Llivia (4 km) et un hôpital transfrontalier y a été construit en 2014, avec une importante participation de fonds européens, 18 millions d’€. L’Espagne et la France assurent ensemble la gestion de cet hôpital, le coût étant réparti à 60 % pour l’Espagne et 40 % pour la France. Une belle et intelligente réalisation européenne.
Il y a d’autres exemples d’enclaves, aux frontières entre l’Italie et la Suisse, entre l’Allemagne et l’Autriche, entre l’Allemagne et la Suisse et entre la Belgique et les Pays-Bas. Les raisons de ces enclaves sont toujours historiques, sur fond de legs, de partages de territoires qui n’en constituaient qu’un seul auparavant, de dons de territoires, de privilèges accordés pour compenser des difficultés d’accès…
Le cas de l’aéroport de Bâle-Mulhouse, beaucoup plus récent, est plus proche du cas de l’hôpital hispano-français de Puigcerda. C’est une coopération intelligente entre deux pays : au lendemain de la seconde guerre mondiale, l’aéroport de Bâle était trop exigu et ne pouvait pas s’étendre faute de terrains ; un nouvel aéroport a été construit sur le territoire français. L’aéroport est un établissement public franco-suisse, avec deux zones douanières. Il est relié à la Suisse par une route « douanière » réservée aux Suisses.
Enfin savez-vous ce qu’est une « exclave » ? C’est une partie d’un pays séparée de son territoire principal, mais qui n’est pas entourée complètement par le territoire du ou des pays voisins. C’est le cas du territoire russe de Kaliningrad, séparé de la Russie et bordé par la Lituanie et la Pologne, mais qui a un grand débouché sur la mer Baltique.
Des frontières qui traversent des villages ou même des maisons.
Citons deux cas pittoresques :
Baerle-Duc (2 700 habitants), près d’Anvers, qui est découpé par la frontière entre la Belgique et les Pays-Bas. Faute d’accord sur le tracé d’un tronçon de cette frontière peu après la création de la Belgique en 1830, des documents vieux de plusieurs siècles ont servi de référence. Résultat : des maisons sont à cheval sur la frontière et il y a plus de 20 enclaves belges en territoire néerlandais, et – encore plus étonnant ! - plusieurs enclaves néerlandaises incluses dans des enclaves belges ! Curiosité historique…. Beaucoup de ces enclaves sont minuscules. Suivant que l’entrée principale d’une maison est dans un pays ou dans l’autre, le propriétaire paiera des impôts en Belgique ou aux Pays-Bas…
aux Rousses dans le Jura, à la frontière franco-suisse, profitant du délai entre la définition de cette frontière et la ratification du traité correspondant (1863), un contrebandier a fait construire sciemment un bâtiment à cheval sur la frontière, bar d’un côté et magasin de l’autre. Le bâtiment a ensuite été transformé en hôtel… international bien sûr, qui avant 1962 a abrité de discrètes négociations « en terrain neutre » entre le gouvernement français et le FLN algérien. L’hôtel existe toujours et vous pouvez avoir une chambre en Suisse et prendre le petit déjeuner en France…. Une chambre est même coupée par la frontière.
Les micro-États en Europe.
C’est une spécialité européenne : ailleurs dans le monde, les micro-États sont tous des petites îles ou des petits ensembles d’îles.
Tout le monde connaît les noms des micro-États en Europe : Andorre – Monaco – Saint Marin – le Vatican – le Liechstenstein. Ces États ne sont pas membres de l’Union européenne mais sont dans l’Union douanière et leur monnaie est l’euro, sauf le Liechtenstein qui est dans l’orbite de la Suisse (après avoir été dans celle de l’Autriche) … et a comme celle-ci une forte activité bancaire.
Mais pourquoi ont-ils été créés et subsistent-ils ? Là aussi c’est l’histoire qui intervient.
Andorre est un « grand » micro-État : 468 km² (plus que Malte qui est membre de l’UE), 77 000 habitants. Cette principauté est réputée pour ses boutiques à taxes très basses, mais les montagnes y sont belles. L’histoire d’Andorre remonte à Charlemagne, qui en 780 accorde une charte aux Andorrans. Plus tard, en 1278, un arbitrage entre l’évêque d’Urgell et le comte de Foix rend l’évêque et le comte co-princes d’Andorre, ils se partagent la souveraineté. Les comtes de Foix deviennent rois de Navarre et en 1589 un roi de Navarre devient roi de France : c’est Henri IV. Et voilà pourquoi encore aujourd’hui le président de la République française et l’évêque d’Urgell sont co-princes d’Andorre !!… qui a cependant actuellement une gestion locale démocratique.
La Cité du Vatican, elle, est minuscule, 0,44 km² et 450 habitants… pour la plupart non permanents. Aucune naissance n’y est enregistrée ! C’est ce qui reste des anciens États du Saint Siège, qui étaient beaucoup plus étendus avant l’unité italienne. Est-ce vraiment un État ? Cela peut se discuter, les critères internationaux étant : un État doit avoir des frontières bien définies et une population permanente. Or la citoyenneté vaticane n’est donnée aux habitants que le temps de leurs fonctions au Vatican. Mais diplomatiquement le Vatican a une grande importance, due au réseau international vaste et influent de l’Église catholique.
La principauté de Monaco n’est guère plus grande, 38 000 habitants sur à peine plus de 2 km2… mais elle s’agrandit petit à petit en gagnant sur la mer. Son histoire remonte à la fin du Moyen-Age. Jusqu’en 1860 la principauté était beaucoup plus vaste, elle comprenait les communes de Roquebrune et Menton, qui ont alors demandé à être rattachées à la France comme le comté de Nice qui venait juste de devenir français. Monaco, coincé entre la montagne et la mer, crée alors son premier casino, une activité qui demande peu de surface… Monaco est dans l’orbite de la France, qui assure sa protection.
Les théocraties.
L’exemple principal est le Vatican, dont nous avons parlé plus haut.
Autres exemples :
La République monastique du mont Athos, sur un des « trois doigts » de la péninsule de Chalcidique en Grèce du nord-est, n’est occupée que par des moines orthodoxes, 2 000 environ dans 20 monastères, sur 335 km2 très montagneux. Elle fait partie de la Grèce mais a une grande autonomie, reconnue internationalement. L’interdiction de son territoire aux femmes n’est donc pas considérée comme illégale. Elle n’est accessible (difficilement) que par la mer et est séparée du reste de la Grèce par une clôture.
L’Ordre (militaire) souverain de Malte. A l’origine créé en Palestine pour protéger les pèlerins chrétiens, après la chute du royaume de Jérusalem l’Ordre s’est réfugié à Chypre, puis à Rhodes et enfin à Malte. En prenant possession de Malte, Bonaparte le contraint à un nouvel exil et depuis 1826 l’Ordre est installé à Rome. Ce n’est pas un État, puisqu’il n’a pas de territoire, mais il a des relations diplomatiques avec de très nombreux États.
Les principautés libertariennes.
Avec cette catégorie on est loin des véritables États et plus proche de l’opérette, de la publicité touristique ou de l’initiative d’un illuminé…
La plus cocasse de ces principautés est celle de Sealand, au large de la côte est de l’Angleterre, près de l’estuaire de la Tamise. Elle est établie sur une plate-forme de défense anti-aérienne construite en mer en 1942 par l’armée britannique puis abandonnée après la guerre.
La plate-forme étant à plus de 3 milles marins (un peu plus de 5,5 km) de la côte, donc à l’époque (et jusqu’en 1987) dans les eaux internationales (la limite a alors été portée par le Royaume-Uni à 12 milles), en 1966, Paddy Roy Bates, un ancien combattant britannique, prend possession de la plateforme et s’en proclame souverain. Après des épisodes politico-judiciaires rocambolesques, la plate-forme (550 m² !!) est abandonnée en 2006 suite à un incendie… et son « gouvernement » (le fils de Bates) est « en exil » !
La France : quelques curiosités de frontières et de possessions historiques.
Le Mont Blanc est à la frontière entre la France et l’Italie… mais où passe exactement cette frontière ? Par le sommet ? Pour la France oui, pour l’Italie non, le sommet serait entièrement en Italie ! Chaque pays édite donc des cartes qui diffèrent sur ce point. Or la carte qui faisait foi lors du rattachement de la Savoie à la France en 1860 a disparu en 1940…
A Rome une fondation gérée par l’ambassadeur de France auprès du Saint Siège est chargée de 5 églises, la plus connue étant Saint Louis des Français. Ces églises ont un statut d’extra-territorialité, mais ne sont soumises ni au droit français, ni au droit italien, ni au droit vatican…. Allez comprendre….
La France possède sur l’île britannique de Sainte-Hélène (4 300 habitants), isolée dans l’Atlantique entre l’Afrique et le Brésil, les domaines où résida Napoléon Ier (y compris le lieu de son premier tombeau) pour les dernières années de sa vie. Deux de ces domaines ont été achetés par Napoléon III et le troisième a été donné à la France par sa propriétaire, une écrivaine australienne descendante d’une famille de Sainte-Hélène qui avait noué des liens d’amitié avec Napoléon Ier. Ces domaines sont administrés par le ministère des affaires étrangères, concrètement par un consul honoraire.
Plus proche de nous, l’île des Faisans ou île de la Conférence : c’est sur cette îlot inhabité, dans le lit de la Bidassoa qui sépare Hendaye de l’Espagne, qu’a été préparé le traité des Pyrénées et arrangé le mariage de Louis XIV avec l’infante espagnole Marie-Thérèse d’Autriche. Depuis, cette île minuscule est un condominium (*) commun à l’Espagne et la France : elle est « gérée » (ce qui est probablement tout à fait virtuel) alternativement tous les 6 mois par l’Espagne et la France, représentées chacune par un « vice-roi » aux termes d’un accord datant de Louis XIV. Un vice-roi dans notre République, ça fait chic mais un peu daté !!
Merci Frédéric pour cet enrichissement de nos connaissances.
(*) Un condominium est un territoire sur lequel plusieurs États souverains exercent une souveraineté conjointe en application d'un accord formel.
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