Pourquoi Zemmour a-t-il du succès en France ? Ses idées sur l’Europe ?
Fin juin - début juillet une question hantait beaucoup de Français : comment les Bleus ont-ils pu perdre contre la Suisse à l’Euro de foot? Un homme a la réponse, c’est Eric Zemmour...
Et il a d’ailleurs la même réponse à toutes les questions : « délitement de l’esprit national, uniformisation culturelle, marchandisation du monde... ». Pourtant d’autres équipes de foot, aussi peu « uniformisées » que celle de la France, sont allées plus loin dans cette coupe d’Europe...
Ce polémiste et essayiste a montré, dans la dernière décennie, une incroyable capacité à « restituer du sens » à un monde qui semblait ne plus en avoir. Très souvent, bien sûr, à force de raccourcis, de simplifications et de généralisations. Plus grave, il le fait en dénonçant des ennemis extérieurs et intérieurs, qu’il s’agisse des Allemands ou des musulmans de France. Cela lui a valu quelques condamnations en justice. Et des menaces, aussi : il est sous protection policière depuis fin 2020.
Ce prédicateur d'extrême-droite sera-t-il candidat à l’élection présidentielle française de 2022, dans le sillage de la débâcle du Rassemblement National aux élections régionales ? Et au-delà de cette question d’actualité : pourquoi Zemmour a-t-il pris autant d’importance apparente ?
Il met des mots sur les affections politiques, parfois confuses et contradictoires, d'une partie de la population française, utilisant un « récit national », qui sous sa plume devient clair et imagé, une narration énergique qui donne l'impression de mieux saisir les chaînes de causalité historiques. Il peut ainsi rassembler toutes les tendances de l’extrême droite, y compris les nostalgiques de Maurras, doctrinaire de l’Action française dans la première moitié du XXe siècle.
Le succès de cette stratégie d’hégémonie culturelle est indéniable. Zemmour apparaît comme le fédérateur d’une ample base qui va des électeurs de centre droit qui le lisent dans Le Figaro aux adeptes de la théorie complotiste du Grand Remplacement, en passant par l’Alt-Right viriliste et suprémaciste blanc incarnée par son « ami » le youtubeur Papacito. Le succès de Zemmour exprime un glissement du débat politique et économique vers un débat principalement culturel et identitaire. Comme s’il n’y avait plus aujourd’hui qu’une seule véritable question pour tout expliquer, du terrorisme aux défaites sportives : qui sommes-nous ?
Certes nous avons vécu entre 2015 et 2020 une séquence historique qui a eu de lourdes conséquences sur le plan de l’imaginaire. 2015, c’est l’année du pic de la crise migratoire européenne, avec plus d’un million de personnes arrivant dans l’espace Schengen. Si les États européens ont trouvé à la fin un semblant de ligne commune, cette parenthèse d’impuissance a profondément influencé le débat public. La crise migratoire s’est muée en bras de fer politique européen opposant les principes au pragmatisme : un terrain propice à l’opposition frontale des visions du monde.
2015 c’est aussi, en France, l’année des deux terribles attentats terroristes qui ont ouvert une saison de violence en Europe profondément déstabilisante. En 2016, dans cette ambiance de forteresse assiégée, les Britanniques votent en faveur du Brexit et les Américains élisent Donald Trump. La peur du déclassement et le fantasme du remplacement se nouent. En quelques années, le débat se polarise de plus en plus autour des questions identitaires, l'euroscepticisme se répand, des électeurs de droite glissent sans complexes vers l'extrême-droite.
Eric Zemmour est là pour leur tenir la main, par la publication de ses essais, qui dénoncent (selon lui) les effets néfastes de l’affaiblissement de l'État-nation et affirment un lien entre l’immigration et le phénomène terroriste. Le polémiste n’hésitera pas, ensuite, à forcer le trait en dénonçant chez les migrants une « volonté de nous envahir et nous remplacer ».
De même Fusaro, en Italie, évoque « une conspiration des élites européennes pour inonder le continent de main-d'œuvre à bas prix », rien que ça ! Il lit la réalité au filtre de ses obsessions : « Les ONG sont des instruments de déportation de masse : elles nous font croire qu’elles agissent au nom de la société civile, mais en vérité elles sont à la solde des intérêts privés des seigneurs du mondialisme qui veulent toujours plus d’immigration ».
Ce genre de narration trompeusement et honteusement simpliste répondrait-il à la demande de sens qui a émergé chez une partie de la population dans les dernières années ? Faudra-il tous se résoudre à adopter le style populiste, de peur que le corps politique ne trépasse par hypothermie ?
Le débat politique et économique a glissé vers un débat culturel et identitaire qui concernait jusqu’ici surtout les minorités : la demande de reconnaissance. Des années 1990 aux années Trump, ce concept a permis de comprendre l'émergence notamment aux USA de revendications qui traduisent des besoins immatériels, par exemple l’appartenance à une communauté ou la construction d’une identité collective. Le repli identitaire de certains segments de la population française n’est pas très différent des autres communautarismes et séparatismes qui font les unes des magazines. Sur fond de blessures sociales et de promesses jugées non tenues, un segment de population voit fondre ses anciens privilèges et se sent marginalisée.
Comment ces idées se sont-elles répandues et banalisées ? Si Internet a servi d’amplificateur, ce sont les médias traditionnels qui ont fait connaître Zemmour et Fusaro, les ont installés et rendus légitimes avant qu’ils ne se radicalisent. La même chose était arrivée auparavant pour des tristes comiques comme Beppe Grillo et Dieudonné. C’est que, bien sûr, une demande existait pour ce type d’idées, mais c’est aussi du fait d’un certain cynisme des médias, qui pendant longtemps se sont cachés derrière leurs “On n’est pas forcément d’accord” et autres “Pourquoi faudrait-il qu’on soit tous d’accord ?”.
Loin de renverser les valeurs du progressisme, avec le principe d’une éthique de la discussion, la « nouvelle droite » les a digérées et poussées à l'extrême. En défendant la soi-disant ironie de la vidéo de Papacito invitant les spectateurs à s’équiper en artillerie en vue d’une guerre civile, Zemmour affirmait que les provocations du youtubeur ne seraient qu'une évolution de « l’esprit Canal », dans la droite ligne de l’esprit 68… voire de l’esprit des Lumières. Or Zemmour est lui-même le produit de cette banalisation de la parole, sans quoi son identitarisme dangereux aurait été depuis longtemps sanctionné. Il est vrai que des tensions profondes traversent la France, et il est d’autant plus irresponsable de jouer avec les mots et avec les peurs.
Aujourd’hui, Zemmour — avec ses appels à un « esprit français perdu » — apparaît lui-même comme une menace séparatiste, un communautarisme blanc.
L’universalisme aurait-il échoué ? Souhaitons que non. La société multiculturelle doit administrer ses tensions afin qu’elles ne la déchirent pas.
Inutile de dire que les idées de Zemmour sont radicalement opposées aux valeurs européennes : l’Union européenne ne peut pas reposer sur la peur ou, pire, la haine des pays voisins et de leurs habitants !! Ne mettons pas en péril la poursuite des 75 ans de paix que nous venons de vivre.
D’après « Le Grand Continent », revue de géopolitique de chercheurs de l’École normale supérieure
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