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Turquie – UE : des relations tumultueuses et fluctuantes

Que veut Erdogan, l’autoritaire président de la Turquie ?

D’évidence, il veut que la Turquie « retrouve sa grandeur ». Il n’est pas le seul dirigeant à avoir cette volonté pour son pays : c’était le slogan de Trump, Poutine rêve de reconstituer la Russie des tsars, Xi Jin Ping exulte de voir la Chine dépasser économiquement les « grandes puissances » qui l’ont humiliée au XIXe siècle, et Boris Johnson a promis aux Britanniques que le Brexit permettrait d’aboutir à une « global Britain » rappelant l’empire britannique.

L’Union européenne, elle, ne montre pas de rêves de grandeur, tout en étant la première économie mondiale.

Quelle grandeur pour la Turquie ? Celle de la « Sublime porte », l’empire ottoman de la Renaissance, en sautant le déclin des XIXe et début XXe siècles (« l’homme malade de l’Europe ») ? Celle du sursaut militaire de Kemal dans les années 1920, qui a fait un peu oublier l’humiliation d’après la 1ère guerre mondiale ? Probablement par « la grandeur » il faut comprendre ce qu’il y a de glorieux dans chacune de ces deux périodes !

Pour afficher cette volonté de grandeur, Erdogan joue les trublions et multiplie les provocations.

Il s’érige en défenseur de l’islam, transformant le musée Ste Sophie en mosquée et taxant l’Europe et particulièrement la France d’islamophobie. Pas le bon moyen de se faire de l’Arabie saoudite un allié… La Turquie est certes un pays très majoritairement musulman, surtout sunnite, mais (comme l’Iran) il n’est pas un pays arabe : les Turcs sont venus des régions mongoles. Cela peut l’isoler de nombre de ses vosins.

Il est solidaire des Ouïghours (dont la langue est très proche du turc), opprimés par le pouvoir central chinois dans le Xinijang. Pékin est donc peu enclin à soutenir la Turquie, et plutôt inquiet de la reconstitution possible d’un « empire d’Asie centrale », qui a existé dans un passé lointain.

Erdogan s’immisce dans de multiples conflits, souvent en opposition indirecte avec la Russie : en Syrie, en Libye, au Haut Karabagh (son soutien armé à l’Azerbaïdjan a contribué à la défaite de l’Arménie, alliée de la Russie). La Russie enrage depuis longtemps que « les détroits » (Bosphore et Dardanelles) soient restés sous le contrôle de la Turquie après la 1ère guerre mondiale (certains historiens font l’hypothèse que, à cause d’un accord attribuant ce contrôle à la Russie en cas d’occupation par les alliés, le Royaume-Uni a fait en sorte que la Turquie soit vaincue mais sans occupation des détroits, avec la volonté secrète que les détroits n’échoient pas à la Russie… du billard à au moins deux bandes!). A noter cependant que la réalisation de la première centrale nucléaire turque, à Akkuyu, sur la côte sud, a été confiée au fournisseur russe Rosatom .

Concernant l’OTAN, la Turquie en est un membre important, notamment par sa position proche du Moyen-Orient, mais elle s’est montrée à plusieurs reprises un membre « à géométrie variable » et les États-Unis ont été particulièrement agacés qu’elle ait acheté un système de missiles russes non compatible avec celui de l'OTAN.


Avec l’Union européenne, les contentieux sont nombreux et importants : l’occupation militaire de la partie nord de Chypre depuis 1974, alors que la République de Chypre, considérée comme l’ensemble de l’île, est membre de l’UE depuis 2004 – les recherches de gaz par la Turquie dans des eaux territoriales de Chypre – la contestation de limites frontalières avec la Grèce et des espaces maritimes en Méditerranée orientale – le point mort des négociations sur l’adhésion de la Turquie à l’UE – les critiques de l’UE sur les manquements de la Turquie à l’état de droit, notamment sur l’égalité entre les femmes et les hommes.

En 2016, un accord Turquie – UE a été signé sur la question des réfugiés syriens (ils sont plus de 3 millions en Turquie) dont beaucoup cherchaient à gagner l’Europe via la Grèce toute proche. La Turquie s’est engagée à contrôler ce flux migratoire et l’UE lui a apporté une aide de plusieurs milliards d’€ destinée à améliorer les conditions d’accueil en Turquie des réfugiés syriens et autres migrants. Cet accord a été appliqué et a eu les résultats attendus… mais la Turquie a plusieurs fois menacé « d’ouvrir les vannes » à ce flot de migrants, qui auraient alors déferlé sur la Grèce.

Cette menace permanente conduit certains à qualifier cet accord UE – Turquie de « contrat faustien ».

Ces derniers mois, peut-être à cause de la non-réélection de Trump aux USA et des difficultés économiques de son pays, Erdogan s’est montré beaucoup plus modéré dans ses critiques envers l’UE, d’où une certaine détente. Deux éléments sont cependant venus perturber cette détente.


Des divergences supplémentaires très récentes.

Le 19 mars 2021, la Turquie est par décret présidentiel sortie de la Convention d'Istanbul, signée en 2011, premier outil supranational à fixer des normes juridiquement contraignantes dans une trentaine de pays pour prévenir les violences sexistes (essentiellement faites aux femmes).

Dès le lendemain, plusieurs milliers de personnes ont manifesté dans les rues d'Istanbul, à l'appel des organisations turques de défense des droits des femmes.

Le Conseil de l'Europe - dont la Turquie est membre - a qualifié la décision d'Ankara de « nouvelle dévastatrice qui compromet la protection des femmes en Turquie ». L’UE partage évidemment cette appréciation.

Avec cette décision, le président turc a cédé à la pression de groupes conservateurs et islamistes, pour lesquels ce texte nuisait aux valeurs familiales « traditionnelles ». Il tente de ainsi de rallier à lui son électorat conservateur, face à des difficultés économiques croissantes du pays, avec une forte dépréciation de la livre turque dans les 12 derniers mois.

Que la Turquie quitte une Convention signée sur son propre sol est un pied-de-nez aux autres signataires, l’affichage d’un conservatisme assumé et scandaleux et un défi aux valeurs fondamentales de l’UE. Cela serre d’un cran supplémentaire le « frein de parking » mis sur les négociations pour une adhésion de la Turquie à l’UE...


La place de second rang donnée à la présidente de la Commission européenne lors de la rencontre entre l’Union européenne et le président turc le 6 avril.

L’objectif de cette rencontre était d’évoquer avec le président turc les modalités d’une reprise graduelle des relations économiques UE-Turquie et le renouvellement éventuel de l’accord sur les réfugiés syriens actuellement présents en Turquie. L’Union européenne était représentée par deux personnes du plus haut rang : Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne et Charles Michel, président du Conseil européen.

Tout en se félicitant de la désescalade constatée dans les derniers mois, ces représentants ont exprimé très clairement que la Turquie devait respecter les règles internationales sur les droits de l’Homme, comme elle s’y était engagée.

Un incident a cependant éclipsé les sujets de la rencontre : lors de cet entretien de plus de deux heures, le président turc a relégué la présidente de la Commission européenne à une place protocolairement inférieure à celle du président du Conseil européen. Elle était en retrait, sur un divan, en face du ministre turc des Affaires étrangères, pendant que le président du Conseil européen avait un fauteuil à côté du président turc. Cet incident a été vivement dénoncé à Bruxelles et Charles Michel n'a pas été épargné par les critiques pour ne pas avoir réagi devant cette situation anormale.


Beaucoup d'observateurs voient là une volonté du président turc de placer Ursula von der Leyen au second rang parce qu’elle est une femme, d’autant plus qu’en 2015, lors du G20 à Antalyia, en Turquie, Donald Tusk et Jean-Claude Juncker, alors présidents respectifs du Conseil européen et de la Commission, avaient chacun un fauteuil de part et d'autre de Recep Tayyip Erdogan.

D’autres explications sont possibles. La volonté d’Erdogan de montrer qu’il a, lui, tout le pouvoir entre ses seules mains, alors que l’Union européenne est représentée par deux personnes ? Aurait-il prévu que cette disposition non diplomatique troublerait les dirigeants européens et que cela diminuerait la pression qu’ils mettraient sur lui pendant l’entretien (aurait-il lu Machiavel?) ? Et peut-on exclure totalement une erreur d’appréciation de l’UE dans la préparation de cette rencontre… par exemple le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell, n’aurait-il pas pu être en face du ministre turc des affaires étrangères ?


En conclusion au moins provisoire.

La provocation et l’isolement peuvent à court terme flatter la fierté des citoyens turcs (c’est une des facettes du populisme…), mais à moyen et long terme ils n’ouvrent pas le chemin vers le rôle intéressant et important que la Turquie pourrait jouer dans la région et dans le monde, forte de ses plus de 80 millions d’habitants et d’une diaspora nombreuse et globalement bien intégrée.

Les deux créateurs de BioNtech en Allemagne, qui a mis au point le vaccin Pfizer-BioNtech, sont une femme et un homme (ils sont époux) d’origine turque. Cela pourrait faire plus pour la Turquie, si les dirigeants du pays le voulaient, que des vexations mesquines, des décisions rétrogrades et des manifestations d’orgueil déplacées.

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