top of page

La guerre de la Russie en Ukraine : que cherche Poutine ?

En 2014 la Russie a par la force annexé la Crimée et s’est empressée de construire un pont reliant la Crimée à la Russie, par-dessus le détroit de Kertch qui relie la mer d’Azov à la mer Noire. Un pont très politique ! Depuis 2014 aussi elle soutient (et anime ?) les mouvements séparatistes du Donbass qui combattent pour rattacher cette région de l’est de l’Ukraine à la Russie.


Poutine vient de franchir un pas supplémentaire inouï en attaquant l’Ukraine, après que l’armée russe, prétextant des manœuvres « d’entraînement à réagir à des attaques de l’Occident », ait massé plus de 150 000 soldats aux frontières de la Russie et de la Biélorussie avec l’Ukraine.

Il a donc choisi l’attaque, brutale, massive, meurtrière, après avoir pendant plusieurs semaines exposé des conditions pour mettre fin à la tension qu’on sentait monter : « L’OTAN doit s’engager à ne jamais intégrer l’Ukraine et à ne pas installer de systèmes d’armes en Europe centrale et orientale ». Conditions inacceptables en droit international, car elles dénient aux voisins de la Russie la capacité d’agir en pleine indépendance.


Dans un discours d’une agressivité terrifiante, peu de jours avant l’attaque, il a clairement nié l’indépendance de l’Ukraine, qu’il considère comme une « erreur à rectifier ».


Que cherche Poutine ?

Son objectif semble clair et continu depuis de longues années : il veut s’inscrire dans l’histoire comme celui qui aura en grande partie reconstitué l’URSS (dont le siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU a été transmis à la Russie en 1991). Il a le temps pour lui puisqu’il a étouffé toutes les tentatives de créer une opposition démocratique. Les échecs, jeu de stratégie patiente, sont un « sport » national en Russie.

Peu importe à Poutine que la Russie reste un pays globalement pauvre, dont la richesse principale est l’extraction de ses ressources énergétiques : une économie en grande partie de cueillette, avec un PIB guère supérieur à celui de l’Espagne mais avec 3 fois la population de l’Espagne. Un effort énorme a été fait pour renforcer l’armée, cela passait avant tout.

En 2008, après une courte guerre avec la Géorgie, la Russie a occupé deux régions de Géorgie, l’Abkhazie et l’Ossétie du sud… elle les occupe toujours et les a totalement « russifiées ». En Moldavie, elle occupe pratiquement la région russophone du nord-est, en rive gauche du Dniestr, la Transnistrie. Dans ces régions elle donne aux habitants des passeports russes.

La Biélorussie, elle, est certes un État indépendant… mais son dictateur semble une marionnette dont les ficelles sont entre les mains de Poutine.

Les trois États baltes, qui faisaient partie intégrante de l’URSS jusqu’en 1991 et ont de fortes minorités russophones, sont particulièrement inquiets et sur le qui-vive. Ils sont dans l’UE depuis mai 2004 et membres de l’OTAN depuis fin mars 2004, ayant voulu s’abriter sous le « parapluie américain ». La Lituanie a une frontière à l’est avec la Biélorussie et une frontière à l’ouest avec la Russie : l’enclave russe de Kaliningrad, dont la situation est très précieuse pour la Russie.


On pouvait penser que comme en Géorgie le pouvoir russe se limiterait en Ukraine à occuper durablement (et en pratique annexer...) les deux « républiques » auto-proclamées de Donetsk et Lougansk, dans le Donbass, après avoir reconnu « l’indépendance » de ces républiques. C’est par un processus assez semblable que les États-Unis ont intégré la Californie au milieu du XIXe siècle…

Le retour de la Crimée à l’Ukraine semblait de toute façon bien improbable, malgré les protestations des pays occidentaux et les sanctions économiques (modérées) qu’ils appliquent à la Russie depuis 2014. A noter – et ce n’est pas excuser la Russie – que c’est seulement en 1954 que Khrouchtchev avait « offert» la Crimée à République socialiste soviétique d’Ukraine à l'occasion du 300ème anniversaire de la « réunification de la Russie et de l'Ukraine». Jusqu’en 1991, c’était sans conséquences (comme si l’enclave de Valréas passait du Vaucluse à la Drôme qui l’entoure) mais à l’éclatement de l’URSS c’était une autre affaire, d’autant plus que le grand port militaire de Sébastopol est en Crimée. Une solution avait alors été trouvée pour ce port : il a été loué par l’Ukraine à la Russie !

Du temps de l’URSS, les industries et les forces armées (y compris des armes nucléaires) de l’Ukraine et de la Russie étaient très complémentaires et fortement imbriquées, il a fallu les séparer…. Ça n’a évidemment pas été facile.

Le Mémorandum de Budapest signé en 1994 par l’Ukraine, la Russie, les USA et le Royaume-Uni donnait à l’Ukraine des garanties d’intégrité territoriale et de sécurité en échange de la ratification par l’Ukraine du Traité de non-prolifération nucléaire, l’Ukraine s’interdisant ainsi de chercher à se doter de l’arme nucléaire. La validité de ce mémorandum a été confirmée en 2009 par la Russie et les USA. A noter que des textes identiques ont été signés pour la Biélorussie et le Kazakhstan, mais l’Ukraine était de loin (après la Russie) l’élément le plus important de l’URSS.


La volonté manifestée par l’Ukraine de se rapprocher de l’OTAN et de l’UE est un « crime de lèse-Poutine », dont le pouvoir russe prend prétexte pour fouler aux pieds le mémorandum de Budapest.


Qu’aurait pu gagner Poutine à créer puis « apaiser » cette phase de forte tension, en absorbant une partie du Donbass ?

- Afficher qu’il peut à nouveau discuter d’égal à égal avec les États-Unis, comme du temps de la guerre froide. Et montrer sa force à Xi Jing Ping, qui lui aussi voudrait s’inscrire dans l’histoire comme celui qui (espère-t-il) fera revenir Taïwan dans la République populaire de Chine.

- Tester la façon de réagir de Joe Biden, peut-être moins facile à manœuvrer que l’impulsif et vaniteux Trump.

- « Montrer ses muscles », faisant ainsi planer une menace pouvant devenir permanente sur l’Europe centrale et orientale.

- Peut-être aussi tester la solidité des liens internes de l’Union européenne et de l’OTAN, dont les États-Unis semblaient un temps de désintéresser.

- Et bien sûr poursuivre son grignotage pour reconstituer l’URSS.


Enfin il aurait mis en lumière la relative impuissance de la diplomatie de l’Union européenne : chacun des États membres de l’UE a sa propre politique étrangère, et l’UE s’efforce à grand-peine de « coordonner » ces politiques nationales. Peu avant l’attaque russe en Ukraine les dirigeants de l’Allemagne et de la France ont fait séparément des visites et des entretiens téléphoniques avec les différentes parties, espérons qu’ils se sont étroitement concertés !

Les intérêts économiques des deux pays dans leurs relations avec la Russie ne sont pas identiques : la Russie fournit plus de la moitié du gaz consommé en Allemagne alors que pour la France le premier fournisseur est la Norvège, la Russie ne représentant que moins de 20 %. Le chancelier Olaf Scholz n’était donc pas un chaud partisan de mettre à exécution la menace (brandie surtout d’abord par les États-Unis mais aussi depuis peu par l’Allemagne…) de ne pas mettre en service le gazoduc Nordstream 2 venant de Russie par le fond de la mer Baltique, comme son quasi-jumeau Nordstream 1 en service depuis 2012. L’Allemagne a absolument besoin de plus de gaz russe et les actionnaires principaux de la société du projet Nordstream 2, techniquement terminé depuis le 4ème trimestre 2021, sont (mis à part le russe Gazprom qui a 51 %) deux entreprises allemandes avec 31 % du capital (le français Engie et le néerlandais Gasunie ont chacun 9 %) ; en outre l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder est président du Conseil d’administration.

Il est vrai aussi que la Russie a évidemment besoin de vendre son gaz : « Je te tiens, tu me tiens ! ». Mais on peut peut-être à court terme se passer plus facilement d’argent que de gaz…


Que peut gagner Poutine à avoir attaqué massivement l’Ukraine ?

Peut-être réussira-t-il, à installer à Kiev un gouvernement tout acquis à sa cause, après avoir vaincu une résistance ukrainienne qu’il avait apparemment sous-estimée.

Mais pour le moment ses gains sont très largement négatifs :

- Les pays démocratiques occidentaux ont été pratiquement unanimes à faire de lui un paria des relations internationales : la Russie est très largement isolée.

- L’Union européenne, en particulier, a très vite trouvé une unité complète dans la condamnation de l’attaque de l’Ukraine et dans un soutien matériel et en armement à l’Ukraine. Elle est même allée plus loin, en promettant des livraisons d’armes à l’Ukraine, qui n’est pas membre de l’UE.

- Les sanctions politiques, économiques et financières déclenchées contre la Russie sont très loin d’être symboliques et créeront des difficultés à la fois à de nombreux oligarques russes (qui ne pourront plus se rendre dans beaucoup de pays occidentaux, ni récupérer l’argent qu’ils y ont placé) et à l’économie du pays. Citons notamment l’exclusion des grandes banques russes du système SWIFT des échanges internationaux quasi-instantanés entre banques et le gel des réserves en devises fortes de la Banque centrale de Russie détenus dans de nombreux pays occidentaux (même la Suisse a été d’accord pour appliquer ces sanctions financières !), l’interdiction aux avions russes de voler dans l’espace aérien de nombreux pays, l’interdiction d’exporter en Russie certains composants industriels, et concernant les USA l’interdiction faite au monde entier de commercer en dollars US avec la Russie. Les pays européens ne pouvant plus régler rapidement les achats de gaz naturel, pétrole ou charbon russe, la Russie cessera évidemment ses livraisons ; souhaitons pour toute l’Europe et en particulier pour l’Allemagne que la fin de l’hiver et le printemps soient cléments !

- Les États membres de l’UE ont pris conscience très concrètement de la nécessité collective de devenir plus autonomes pour leur défense et pour leur énergie. L’Allemagne, qui se refusait à exporter des armes et à accroître ses dépenses pour son armée, a fait sauter en même temps ces deux tabous : elle livrera des armes à l’Ukraine et elle prévoit d’atteindre 2 % de son PIB pour sa défense, ces 2 % étant l’objectif européen.

- Les États de l’UE sont tous prêts à accueillir massivement des Ukrainiens fuyant leur pays en guerre et peut-être bientôt sous domination de la Russie.


Quelles évolutions possibles ?

Dans une première discussion entre délégations russe et ukrainienne, la Russie a posé des conditions de toute évidence inacceptables pour cesser l’agression armée : l’Ukraine devrait reconnaître que la Crimée est russe, que les « républiques » du Donbass sont indépendantes (donc libres de se rattacher à la Russie) et que l’agression armée de la Russie est une « dénazification ».

L’Ukraine ne peut évidemment pas accepter, et en plus – pied de nez à Poutine - elle vient de demander son adhésion à l’UE (ce qui est vu avec sympathie mais demanderait de toute façon plusieurs années). Le gouvernement ukrainien ne s’est pas effondré. Et un certain nombre de soldats russes hésitent au moment de tirer sur des Ukrainiens qui sont un peuple frère, avec beaucoup de liens familiaux croisés.

Alors ? Malheureusement Poutine ne peut pas se permettre de renoncer et probablement l’armée russe va-t-elle amener des moyens supplémentaires pour écraser la défense et les civils ukrainiens restés dans les grandes villes sous d’intenses bombardements aériens, au prix d’un très lourd bilan humain.

Poutine pourrait-il lui-même être écarté ? Il reste pour le moment populaire en Russie, mais peut-être y a-t-il dans son entourage des responsables effrayés par cette folle fuite en avant. Une révolution de palais au Kremlin ? …

Quelle que soit son issue, cette guerre restera un retour en arrière de plusieurs dizaines d’années et surtout un événement tragique qui laissera des traces profondes et durables en Ukraine et en Russie et dans les relations internationales au niveau mondial.


(*) Nous apprenons le 3 mars que, pour ne pas bloquer totalement les approvisionnements en gaz et pétrole venant de Russie, deux banques russes seront épargnées par l’exclusion de SWIFT : Gazprom Bank et Sberbank.


Jean-Jacques Smedts, écrit le 1er mars 2022

Comments


à l'affiche
Posts récents
Lettres Europe
bottom of page