Un point de vue très critique sur la PAC de l'Union européenne dans un grand journal des Etats-U
Une fois n’est pas coutume, nous avons relevé dans un article du New York Times une tonalité très critique sur une politique européenne, et non la moindre : la PAC (politique agricole commune). Il nous a paru intéressant de le partager, car même si beaucoup d’éléments y sont discutables -ne serait-ce que par la tendance à la généralisation, passant sous silence que suite à des réformes successives la PAC ne subventionne plus les productions agricoles elles-mêmes mais les exploitants agricoles - il nous a semblé que les questions qu’il soulève méritaient d’être connues. A fortiori venant d’un journal sérieux, qui ne manque jamais de saluer les réalisations européennes, qu’il place en regard des actions de Donald Trump.
"Les vilains dessous de l’agriculture européenne"
La politique agricole commune aggrave le changement climatique
Article du New-York Times (NYT) de Matt Apuzzo, Selam Gebrekidan, Agustin Armendariz et Jin Wu. Traduction Jean-Luc Bernet.
À l’été 2017, un groupe de travail européen composé d’environnementalistes, d’universitaires et de lobbyistes était réuni pour une discussion technique sur le thème du verdissement des pratiques culturales, lorsqu’une carte contenue dans une diapositive a soudain jeté un froid.
La carte en question mettait en évidence les zones de pollution en Italie du Nord et la répartition des subventions européennes à l’agriculture. Les deux cartes coïncidaient incontestablement, ce qui posait une question fondamentale : est-ce que l’Union européenne n’est pas en train de financer précisément les problèmes environnementaux qu’elle entend régler ?
Selon les participants, la carte a été montrée sans les rapports qui l’accompagnaient. Mais le NYT, en se basant sur la modélisation économique utilisée par l’Union européenne, est parvenu à une estimation qui confirme ce que les représentants officiels n’ont pas osé dire, à savoir que les zones les plus subventionnées sont aussi les plus polluées.
Le mois dernier, les dirigeants européens se sont accordés sur des objectifs ambitieux pour combattre le changement climatique et sauvegarder la biodiversité. Or un des principaux obstacles est le programme annuel de 65 milliards de $ de subventions agricoles destinées aux agriculteurs. Et l’enquête récente menée par le NYT montre que ce programme est géré par des responsables qui sont eux-mêmes bénéficiaires de ces subventions.[1]
Les subventions agricoles ont entraîné de graves conséquences. La décomposition des algues dégage des gaz mortels sur les plages. La réduction des populations d'oiseaux menace des écosystèmes entiers. Les émissions de gaz à effet de serre sont en augmentation. Et dans la Baltique, des décennies de rejets provenant des exploitations agricoles sont à l’origine de véritables déserts marins.
Des effets indésirables sur la faune
Afin d’évaluer la crise de la biodiversité en Europe, voyons où en est la perdrix grise -si nous en trouvons. Cet oiseau est ce que les scientifiques appellent une espèce sentinelle un indicateur des équilibres entre les humains et la nature. En moins de trois décennies, la perdrix grise a vu sa population aux Pays-Bas diminuer de 90%. Des chiffres comparables s’observent au Royaume-Uni.
« C’est une véritable catastrophe », explique Frans van Alebeek, un écologiste membre de l’association Bird Life Netherlands. La fière allure des exploitations agricoles européennes est un leurre. Les papillons disparaissent, les insectes meurent, et cela dégrade le tissu nourricier qui entretient la vie. Jadis, la perdrix grise était présente partout, et nichait dans d’abondantes haies. Mais depuis des années, les agriculteurs défrichent leurs parcelles afin de maximiser leurs profits et de bénéficier de plus de subventions, ce qui les conduit à remplacer le bocage, les fleurs et les hautes herbes par des cultures céréalières. L’utilisation intensive d’engrais et de pesticides a privé les perdrix et d’autres oiseaux de toute nourriture.
Depuis vingt ans, l’administration de l’UE est parfaitement informée des conséquences dramatiques de la politique agricole sur la vie sauvage. En 2004, des scientifiques ont publié deux rapports qui rendaient les subventions agricoles responsables de la diminution des populations d'oiseaux et globalement de « graves effets indésirables pour la biodiversité en milieu rural ». Les rapports à usage interne étaient tout aussi accablants. Un document rédigé en 2004 prédisait une diminution de la vie sauvage en milieu rural aussitôt que les nouveaux États-membres auraient accès aux subventions. Toutes les études ont confirmé cette sombre prédiction.
En 2011, l’Union européenne s’est fixé l’objectif de stopper, puis d’inverser ce déclin de la vie sauvage au cours de l’année. Les dirigeants avaient décidé d’obliger les agriculteurs à mettre en réserve des parcelles herbeuses et des haies. Mais l’intervention des lobbies a inversé la tendance, et on a à nouveau autorisé les agriculteurs à cultiver ces parcelles.
« Sur le papier, on a déjà fait beaucoup », reconnait Animation van Doorn, de l’université néerlandaise de Wageningen, après avoir enquêté sur les corrélations entre le versement de subventions et la disparition des oiseaux et des insectes. « Dans la pratique, c’est une grande déception ».
Aggravation du changement climatique
D’après les données de l’UE, les émissions de gaz à effet de serre provenant de l’agriculture sont à nouveau en augmentation. L’agriculture représente à présent près de 10% du total de ces émissions. Une part importante est imputable aux animaux d’élevage qui dégagent du méthane. Les engrais, de leur côté, émettent des oxydes d’azote. Enfin le fumier en décomposition produit du méthane et de l’ammoniac.
Certaines subventions, comme celles qui sont directement destinées à l’élevage, aggravent encore la situation, comme le remarque un rapport rédigé à l’intention de la Commission européenne. Selon les termes de ce rapport, les mesures environnementales prises dans le cadre de la PAC n’ont guère de chances de réduire significativement les émissions. Cette analyse a été confirmée par un rapport d’étape publié le mois dernier (décembre 2019) selon lequel l’objectif de réduction des émissions carbonées prévu pour 2050 au niveau de l’UE ne serait pas atteint. « Le temps presse pour trouver des réponses crédibles pour renverser la tendance », a déclaré l'Agence européenne pour l'environnement.
Les gouvernements qui tentent de réduire les émissions dues à l’agriculture rencontrent une forte résistance. L'année dernière, les législateurs néerlandais ont proposé de réduire de moitié le nombre de têtes de bétail afin de réduire les émissions. Les agriculteurs ont réagi en obstruant les rues de La Haye avec des tracteurs.
« C'est la réalité dans laquelle nous vivons et dans laquelle les décisions sont prises », a commenté Janez Potocnik, un ancien commissaire européen à l'environnement qui a tenté sans succès d’imposer des mesures plus strictes sur les polluants. « J'ai essayé de faire des changements et on m'a toujours dit : ‘’Tu ne peux pas faire ça.’’ »
Des eaux usées agricoles chargées en produits toxiques
Sur une plage du nord-ouest de la France, on a retrouvé le corps d’un homme sous un tas de boue. Un homme à cheval s’est évanoui, un ouvrier est tombé dans le coma, un joggeur s’est effondré pour ne plus se relever.
Les raisons de ces accidents sont évidentes aux yeux du Dr Pierre Philippe, urgentiste. Chaque été, les plages de Bretagne sont recouvertes d’un tapis nauséabond d’algues vertes. Leur décomposition produit du sulfure d’hydrogène, un gaz toxique qui peut tuer en quelques secondes. Depuis des années, le Dr Philippe tente de persuader les pouvoirs publics de prendre conscience de la menace, ou au moins d’en parler. Sans succès.
La Bretagne produit plus de la moitié du porc français et possède un quart de ses bovins laitiers. Le fumier du bétail est répandu sur le blé et les champs de maïs, dont la culture est presque exclusivement destinée à nourrir les animaux. C’est pourquoi la Bretagne est la région de France qui présente la plus grande concentration en produits azotés. Ces nitrates sont la nourriture des algues vertes : les eaux usées des exploitations de la région contaminent l'eau de mer et contribuent à une prolifération d'algues toujours plus importante.
André Ollivro se souvient avoir interpellé les autorités sanitaires à ce sujet voici plus de dix ans. « Des enfants jouaient près des algues et ils tombaient malades », se rappelle M. Ollivro, 74 ans. En peu de temps, l’amoncellement d’algues pourries étaient tel qu’il bloquait l’accès à la plage. Pour toute réponse, l’administration lui faisait valoir que la responsabilité incombait aux gens du voisinage : « Le problème venait soi-disant des machines à laver, des phosphates contenus dans la lessive », dit-il.
Edwige Kerbouriou, une représentante de la Chambre d’agriculture de Bretagne, a reconnu que, pendant des années, tant l’administration que les agriculteurs refusaient de faire le moindre lien entre les pratiques agricoles et les végétaux en putréfaction qui s’échouaient sur les plages.
Des années de poursuites et de pressions politiques ont contraint les législateurs et les leaders de l'industrie à reconnaître ce lien. Des lois plus strictes sur les nitrates ont abouti à des changements dans les pratiques de fertilisation et le ruissellement des eaux chargées en nitrates s’est réduit. Mais les niveaux de pollution restent élevés et la plupart des baies de la région ne sont pas près d'atteindre les objectifs environnementaux, selon de nombreux responsables.
Ces mêmes responsables soutiennent que pour lutter contre la pollution par les nitrates, les agriculteurs devront faire de nouveaux investissements et accepter des niveaux de production en baisse. Les agriculteurs, de leur côté, s’opposent à toute réglementation qui réduirait leurs bénéfices.
Pour l'instant, les autorités bretonnes expédient du matériel pour transporter les algues avant qu'elles ne pourrissent et deviennent toxiques. Et lorsque le problème devient trop important, comme ce fut le cas l'été dernier, les autorités ferment les plages et placent des panneaux d'avertissement.
Un désert sur le fond marin
Un matin de novembre, l’océanographe Daniel Rak observait ses collègues du navire de recherche Oceania en train de plonger les caméras et un capteur au fond de la mer Baltique. Lorsque les instruments ont refait surface, M. Rak s'est esquivé dans un laboratoire à bord et a confirmé ses soupçons : la mer au-dessous du navire était morte.
La Baltique est l'une des mers les plus polluées du monde. L'excès d'azote et de phosphore dans la mer nourrit les algues. Lorsque celles-ci meurent, elles sont décomposées par des bactéries qui appauvrissent le taux d'oxygène. De vastes étendues de la Baltique sont devenues des zones mortes, sans suffisamment d'oxygène pour que la plupart des espèces marines puissent y survivre. Selon l'Agence européenne pour l'environnement, il faudra peut-être près de 200 ans avant que certaines parties de la mer Baltique retrouvent leur santé d’origine.
La Pologne, premier pollueur de la Baltique, est également le cinquième bénéficiaire des subventions européennes, après la France, l'Espagne, l'Allemagne et l'Italie. Or les responsables polonais nient toute corrélation et le vice-ministre de l'Agriculture du pays, Ryszard Zarudzki, a déclaré que les subventions « imposent aux agriculteurs l'obligation légale de se conformer aux normes environnementales ».
Certes, le gouvernement polonais a récemment commencé à prendre des mesures. En 2018, il a reconnu que les fermes polluaient le littoral polonais. Une nouvelle directive limite désormais la quantité d'engrais que les agriculteurs peuvent utiliser, ainsi que les dates d’épandage. Les agriculteurs sont désormais tenus de stocker le fumier et le lisier dans des silos étanches pendant la moitié de l'année. Mais ces nouvelles règles n'ont pas impressionné les agriculteurs de la province de la Grande-Pologne, qui compte un grand nombre d’élevages. Plusieurs ont critiqué ces exigences comme étant des intrusions bureaucratiques de Bruxelles.
Pendant des décennies, l'Union européenne a voulu produire toujours plus de nourriture et de profits. Aujourd'hui, elle veut encourager la réforme environnementale. Jusqu'à présent, faire les deux en même temps s'est révélé impossible. « Si vous êtes récompensé pour la destruction de l'environnement, vous le détruirez », a déclaré M. Potocnik, ex-commissaire à l'environnement. « Et au diable les conséquences ».
[1]Sans doute les rédacteurs veulent-ils signifier par là que ce sont les agriculteurs, notamment les plus gros, qui pèsent de tout leur poids pour maintenir le statu quo par ministres interposés. Note de Jean-Luc Bernet