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Le ton monte entre Karlsruhe et Luxembourg !


Cinq mai 2020 : Un séisme de forte magnitude secoue le monde de la finance et du droit ! Le Tribunal constitutionnel allemand de Karlsruhe rend un arrêt historique dans lequel il attaque la Banque centrale européenne (B.C.E.) et la Cour de justice de l'U.E (C.J.U.E.). Rien de moins !

Les juges constitutionnels estiment que la participation des institutions allemandes au programme d'assouplissement quantitatif (« quantitative easing »)* a constitué une violation du principe démocratique selon laquelle toute décision politique doit être prise ou contrôlée par le Bundestag.

D'autre part, il reproche à la C.J.U.E, sise à Luxembourg, de ne pas avoir rappelé à la B.C.E qu'elle outrepassait ses attributions.

Enfin, il exige que la B.C.E. justifie dans les 3 mois la conformité de ce programme avec ses statuts. Ce programme, lancé en 2015, a consisté à acheter sur les marchés financiers un total de 2500 milliards d'euros de dettes des États membres. Si la B.C.E n'obtempère pas, la Bundesbank, qui est son principal actionnaire, se verra interdire de continuer à participer à ce programme.

Une vieille affaire

L'affaire remonte à 2015 : le parti anti-euro Alternative für Deutschland (A.f.D) porte plainte auprès du Tribunal constitutionnel car les statuts de la B.C.E lui interdisent de financer directement les États membres. Le Tribunal constitutionnel a déposé en 2017 devant la Cour de justice de l'Union européenne (C.J.U.E.) à Luxembourg une question préjudicielle, c'est-à-dire qu'il lui demande son avis avant de rendre son arrêt. La C.J.U.E lui a répondu que l'action de la B.C.E était légale parce qu'elle ne souscrivait pas les titres lors de l'émission des emprunts par les États membres mais qu'elle achetait ces titres sur les marchés financiers.

Sur ce point, le Tribunal de Karlsruhe accepte l'interprétation de la Cour de Luxembourg mais, par contre, dans son arrêt récent, il critique sévèrement le manque de contrôle de la B.C.E par la C.J.U.E. Le principe de proportionnalité n'aurait pas assez été pris en compte par la B.C.E, c'est-à-dire qu'elle ne se serait pas inquiétée des effets secondaires de sa politique : les taux très bas ne permettent pas de rémunérer correctement l'épargne mais contribuent à maintenir sous perfusion, à crédit, des entreprises non viables ; de plus, l'argent très peu cher a contribué à la hausse de l'immobilier et à la création d'une "bulle" (prix artificiellement élevés).

Qu'est-ce que le Tribunal constitutionnel allemand ?

Le Tribunal constitutionnel est une institution respectée, créée en 1951, peu après la fondation de la République fédérale allemande (1949) et chargée de veiller au respect scrupuleux des lois fondamentales (constitution) du nouvel État. Le souvenir récent du nazisme qui avait piétiné l'état de droit était évidemment en arrière-plan ; d'ailleurs, son installation à Karlsruhe permettait de l'éloigner du pouvoir politique installé à l'époque à Bonn. Le Tribunal est composé uniquement de juristes élus par le Bundestag et le Bundesrat (chambre des Länder).

Quelles sont les conséquences de cet arrêt ?

Paradoxalement, elles sont moins importantes pour la B.C.E que pour la C.J.U.E. En effet, l'arrêt ne concerne que le programme d'achats d'obligations d’État de 2015 (« Public Sector Purchase Programme ») et non celui lancé en urgence ces dernières semaines suite à la la crise du Coronavirus (« Pandemic Emergency Programme ») et qui porte sur 750 milliards d'euros. Mais ce dernier programme pourrait faire l'objet d'une nouvelle plainte puisqu'il est très similaire au précédent.

Par contre, l'autorité de la Cour de justice de l'U.E est contestée par une cour constitutionnelle d'un État membre et pas la moins prestigieuse ; cela n'est pas tombé dans l'oreille d'un ou plutôt de deux sourds ! En effet, les cours constitutionnelles de Pologne et de Hongrie, noyautées par les pouvoirs autoritaires en place dans ces deux pays, se sentent désormais des ailes pour contester les arrêts de la C.J.U.E condamnant certaines lois liberticides votées par des parlementaires polonais et hongrois aux ordres de leurs gouvernements. Le mauvais exemple allemand risque de saper un principe fondamental de l'U.E : la primauté du droit européen et de la Cour de Luxembourg sur le droit et les tribunaux nationaux. Ce principe résulte d'un célèbre arrêt de la C.J.U.E , l'arrêt Costa contre Enel du 15 juillet 1964. De nombreuses cours des États membres ont ferraillé contre ce principe pendant longtemps, y compris notre Conseil d’État mais depuis il a été admis par tous les juristes car il est impossible dans un marché unique que l'interprétation des règles soit à la merci de chaque tribunal national ; cela reviendrait à accepter que chaque équipe de football ait son propre arbitre sur le terrain!

Comment réagissent les institutions européennes ?

La Commission européenne (présidée par une ancienne ministre allemande !), a réagi vigoureusement en tant que gardienne des traités, en menaçant l'Allemagne d'une procédure d'infraction aux traités qui garantissent l'indépendance de la B.C.E et la primauté du droit européen.

La C.J.U.E, dès le lendemain de l'arrêt, a publié un communiqué de presse rappelant qu'elle est seule compétente pour constater qu'un acte d'une institution européenne est conforme ou non au droit européen.

Qu'en penser ?

Il faut reconnaître que, en 2015, devant l'inaction des gouvernements des États membres, la B.C.E, pour sauver l'euro, a été jusqu'aux limites ultimes de ce que lui autorisaient les traités européens ; c'est l'appréciation de ces limites qui alimente le débat entre juristes.

Les juges allemands peuvent sembler vétilleux mais ils ont une conception très stricte de l'articulation entre droit allemand et droit européen. Ils avaient déjà tiqué à plusieurs reprises dans le passé, critiquant l'insuffisance de la protection juridique du citoyen ou du contrôle parlementaire prévus par les traités européens. Pourtant, les Allemands, lors de la création de l'euro, ont insisté pour que la B.C.E soit indépendante des gouvernements, des institutions nationales et européennes !

Deux logiques s'affrontent : d'une part le pragmatisme de la B.C.E qui veut sauver l'euro quoi qu'il en coûte, d'autre part l'analyse juridique pure et dure des traités européens et de leurs silences par des juristes pointus.

Quand il y a le feu, est-ce que les pompiers doivent préalablement obtenir l'accord des juristes pour casser la porte et inonder la maison ?

Quelles solutions pour en sortir ?

La C.J.U.E peut ignorer superbement ce jugement, arguant de la primauté reconnue du droit européen. Quant à la B.C.E, elle peut acheter directement des emprunts d’États sans passer par la Bundesbank. Dans ce cas, on peut s'attendre à voir l'A.f.D et d'autres europhobes crier au déni de droit et attaquer en justice le programme similaire (« Pandemic Emergency Programme ») mis en place pour lutter contre les conséquences de la pandémie!

Mais la solution la plus solide juridiquement consisterait à modifier les traités pour élargir explicitement le mandat de la B.C.E aux opérations d'assouplissement quantitatif et de faire ratifier cette modification par le Parlement européen et les Parlements des États membres ; cela demanderait au bas mot 2 ans, délai insupportable pour un programme d'urgence ! À moins que le Conseil européen des chefs d'États ou de gouvernements décide d'une procédure simplifiée impliquant seulement le Parlement européen. Ce serait alors l'affaire d'une nuit de négociations !

* L'objectif consiste à pousser les banques commerciales à octroyer plus de crédits pour relancer l'économie. Pour cela, une banque centrale fournit ces banques en liquidités en rachetant des titres de dettes qu'elles possédaient.

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