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Les têtes de Turcs d'Erdogan



Depuis quelque temps, la Grèce et la France sont devenues les « têtes de Turcs » du président Erdogan. Une frégate française a été menacée et des démonstrations militaires ont eu lieu au large d’îles grecques. Comment en est-on arrivé là avec un pays qui, il y a quelques années, était sur le chemin de l'adhésion à l'Union européenne ? Un pays laïc et modernisé vigoureusement par Atatürk ? Un membre de presque toutes les organisations européennes et un allié au sein de l'OTAN ? Un signataire de la Convention européenne des droits de l'Homme ? Pour comprendre, il faut revenir sur quelques événements symboliques qui expliquent cette évolution sans la justifier.


L'humiliation du traité de Sèvres (1920) 


Dès le XIVe siècle, l'empire turc ottoman devient une grande puissance européenne, ce qu'illustre la prise de Constantinople (1453). Il règne sur les Balkans, dans la plaine danubienne jusqu'aux portes de Vienne, sur toutes les rives sud de la Méditerranée et sur le Moyen-Orient. Rappelons que le roi « très chrétien » François Ier n'avait pas hésité à nouer une alliance de revers avec le sultan turc contre Charles-Quint !

Au XIXe siècle, les puissances européennes ont attisé les nationalismes dans les Balkans, ce qui a favorisé progressivement la déliquescence de l'empire ottoman qui perd ses possessions en Europe. Allié des Allemands et des Autrichiens lors de la Première guerre mondiale, il commet le génocide des Arméniens, accusés d'être une « 5ème colonne ». L'empire sera vaincu et les Alliés le dépècent par le traité de Sèvres (1920) ; une partie de l'Anatolie et Istanbul sont occupés par les Grecs, les Italiens et les Français. Il est prévu la création d'un Kurdistan et d'une Arménie indépendants. La Turquie n'a plus alors que 3% de son territoire en Europe et a perdu toutes ses possessions moyen-orientales au profit de la France (mandats sur le Liban et la Syrie) et du Royaume-Uni (mandats sur l'Irak et la Palestine). Certes, grâce à un sursaut militaire mené par Kemal Atatürk, les troupes étrangères sont chassées, le Kurdistan ne verra pas le jour et le traité de Sèvres est corrigé par le traité de Lausanne (1923). Des échanges (en fait des expulsions) de populations ont lieu entre la Grèce et la Turquie. Le souvenir de l'ancien empire ottoman, qui a duré 7 siècles, hante encore aujourd'hui les esprits ; cette nostalgie est exploitée par Erdogan pour flatter la frange la plus nationaliste de son électorat et faire oublier la crise économique.


Une « européanisation » à marche forcée (1920-1938)


Kemal Atatürk a tiré une leçon de la défaite de la Turquie : pour compter parmi les puissances européennes, il faut adopter leurs codes et leurs usages. Au cours de son long mandat de président (1923-1938), il impose à son pays une européanisation à marche forcée : suppression du califat, proclamation de la république, adoption de l'alphabet latin, laïcité, droit de vote et éligibilité des femmes, mariage et divorce civils, adoption de codes civil et pénal européens, réforme vestimentaire ... La Turquie devient un pays apparemment moderne et européen.

Au cours de la Seconde guerre mondiale, la Turquie n'a pas commis l'erreur de s'allier avec les Allemands. Dès la paix revenue, face à l'Union soviétique, elle s'est clairement placée dans le camp ouest-européen, adhérant à l’O.E.C.E (*) en 1948, au Conseil de l'Europe en 1950 ; elle est alors une alliée fidèle des États-Unis et adhère à l'OTAN En 1952.

Mais cette européanisation a été trop brutale et rapide pour toucher les populations rurales de l'Anatolie qui, oubliées par la modernisation économique, sont restées très conservatrices et très pratiquantes. La perspective d'une entrée dans l'U.E s'évanouissant, Erdogan sous la pression des mouvements islamistes, veut revenir aux fondamentaux asiatiques de son peuple: le vernis européen de la Turquie est en train de se craqueler avec l'instrumentalisation de la religion et la relégation de la laïcité au musée des souvenirs de l'époque d’Atatürk.

L’ambiguïté de l'accord d'Ankara (1963)


A peine la C.E.E est-elle créée que la Turquie demande (1959) à y être associée. L'accord d'association est signé à Ankara en 1963 ; comme à l'époque la C.E.E. N'était qu'un marché commun, les Six pays membres accordent à la Turquie une possibilité d'adhésion à terme. Cela n'était pas tombé dans l'oreille d'un sourd et, en 1987, la Turquie demande formellement son adhésion aux Communautés européennes. Les pays membres pensent s'en tirer en proposant une union douanière, mise en place en 1996. Mais, devant l'insistance de la Turquie, l'U.E lui reconnaît en 1999 la qualité de pays candidat.

Or les Européens ne cessent de traîner les pieds pour de bonnes raisons et d'autres moins avouables. Les bonnes raisons sont multiples :

Une propension aux coups d’État militaires (environ un tous les dix ans!), vieille tradition héritée des janissaires ottomans.

Des violations répétées des droits de l'Homme, notamment des droits des minorités kurde et alévi.

Une économie minée par la dépréciation monétaire.

Des tensions récurrentes avec ses voisins et partenaires, problèmes que les pays membres de l'U.E ne souhaitent pas récupérer dans la politique extérieure commune en cas d'adhésion !

L'Arménie : négation du génocide commis par les Turcs en 1915-1916, soutien turc à l'Azerbaïdjan dans le conflit du Haut-Karabagh.

L'Irak : problème du partage de l'eau du Tigre et de l'Euphrate pour l'irrigation, incursions turques dans le Kurdistan irakien.

La Syrie : incursions turques contre les Kurdes et occupation du nord de la Syrie, partage conflictuel des eaux du Tigre et de l'Euphrate.

Chypre : occupation du nord de l'île depuis 1974 avec implantation de colons anatoliens pour renforcer l'importance numérique des Chypriotes turcs, création d'une République turque de Chypre Nord, spoliation des propriétés chypriotes grecques dans la zone d'occupation, revendication de zones d'exploration des hydrocarbures en mer, interdiction des ports turcs aux navires chypriotes grecs.

La Grèce : contestation des frontières maritimes entre les deux États, certaines îles grecques n'étant qu'à quelques kilomètres des côtes turques ; transformation en mosquée de Ste Sophie, symbole de l'art byzantin dont Atatürk avait fait un musée

Israël : appui turc aux Palestiniens.

La Russie : intérêts contradictoires avec la Turquie dans les conflits libyen et syrien.

L'Union européenne : chantage aux réfugiés syriens : « de l'argent ou je leur ouvre mes frontières vers l'Europe! ».

Les États-Unis : achat d'un système de missiles à la Russie, non compatible avec celui de l'OTAN.


Le camouflet de l'élargissement de 2004


Les raisons peu avouables pour faire échouer l'adhésion sont multiples : la Turquie est un pays quasi-totalement musulman avec une démographie très dynamique ; une fois membre, elle serait le pays le plus peuplé de l'U.E, donc avec un poids important au Conseil et au Parlement. La libre circulation des personnes entraînerait probablement un accroissement de l'immigration turque en Europe occidentale. Cela serait insupportable à une partie de l'opinion publique européenne qui considère l'U.E comme un club d’États aux racines chrétiennes.

Donc, nous sommes dans une partie de poker menteur : la Turquie pense utiliser ses positions de force acquises dans certains conflits pour obtenir une adhésion en ne menant que des réformes cosmétiques. De l'autre côté, les pays membres de l'U.E remontent la barre des exigences pour ne pas avoir à dire franchement non à la Turquie.

Mais, alors que la Turquie est candidate depuis 1987, elle a été doublée dans la course à l'adhésion par les États d'Europe centrale et orientale qui n’étaient candidats que depuis le milieu des années 90 ! Les négociations démarrent néanmoins en 2005 mais sont suspendues suite au coup d’État manqué de 2016 contre Erdogan qui réagit par une attitude autoritaire et liberticide.

Résultat, le rêve européen de la Turquie s'est envolé tant l'adhésion devient improbable. Erdogan cherche à offrir à son peuple des rêves de remplacement :

Le rêve néo-ottoman de puissance (interventions militaires dans les États de l'ancien empire : Chypre, Libye, Syrie, Irak ; présence économique et prosélytisme religieux dans les pays des Balkans à forte population musulmane : Bosnie-Herzégovine, Albanie, Kosovo).

Le rêve pan-turc d'influence : constituer une zone économique et culturelle qui regrouperait les pays d'Asie centrale turcophones (Azerbaïdjan, Turkménistan, Ouzbékistan, Kirghizstan, Kazakhstan).


Ces rêves impérialistes flattent l'électorat nationaliste mais supposent, pour montrer la grandeur du nouveau sultan, une politique agressive vis-à-vis des voisins : pendant que l'on montre ses muscles et que l'on désigne des ennemis, on ne parle plus de l'économie délabrée ni des droits de l'Homme piétinés ni des élections municipales perdues dans les grandes villes.


Les Européens qui, pour certains, se croyaient dans une grande Suisse retirée des affaires du monde, découvrent avec effroi ce monde de brutes et réagissent en ordre dispersé : attendre que l'orage passe ou montrer les dents ?

Il devient urgent que l'Union européenne ait enfin une politique extérieure commune !


(*) L'Organisation européenne de coopération économique (O.E.C.E.) est la première organisation européenne qui a tenté de mettre en place une zone de libre échange en Europe. La création de la Communauté économique européenne (C.E.E.) créant un marché commun entraînera sa transformation en une simple organisation de coopération économique transatlantique, l'O.C.D.E. (Organisation de coopération et de développement économique)

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